Me voici plus de deux années après la sortie de Death Stranding face à un nouvel article. Après la sortie d’une Director’s Cut que je parcours actuellement, que peut-on encore dire sur ce jeu? C’est en relisant mon premier article que j’ai senti le besoin d’approfondir mon propos.
Et puis, au hasard d’une discussion avec l’ami Flying_Fox, ce dernier me fais comprendre que le jeu est avant tout un jeu de scoring, que le rendre plus imprévisible rendrait certaines livraisons impossibles. Je n’avais jamais pris cette mesure pourtant évidente. Comment ai-je pu jouer à un jeu et n’en constater que la dimension thématique? Qu’est-ce que cela impliquerait de refaire le jeu et de l’observer sous sa forme de jeu? La « version + » comme préfère l’appeler Hideo Kojima est arrivée au bon moment et je me suis donc relancé dans l’aventure pour reprendre de zéro, en repartant du Jeu, pour voir où cela mène. Croiser des interviews voir même penser aux jeux précédents.
Tous les jeux de Kojima sont autobiographiques bien sûr et j’espère un jour voir l’immense travail de Flying_Fox aboutir sur quelque chose. Bien que ma connaissance soit bien plus limitée et focalisée, je vais m’efforcer ici de vous présenter la façon dont j’aborde Death Stranding désormais, entre intentions et thématiques, systèmes de jeu et narration. Déjà sensible aux frontières de mon premier article, l’éveil de l’Homo Ludens, cette vision, je n’avais fait que l’effleurer.
Merci à tous ceux avec qui j’ai pu échanger. Flying_Fox, sans qui cet article n’aurait peut être jamais vu le jour, mais également tout ceux qui ont contribué à construire la communauté French Stranding avec qui nous avons partagé des moments de pure sympathie et des moments plus difficiles. Près de cinq ans plus tard cette communauté, qui s’est formée autour du jeu, est toujours bien en ligne avec ce que Death Stranding cherche à provoquer: la connexion et l’acte de création par la musique, l’écriture, la technologie,…
Je vous invite donc à démarrer ensemble cette nouvelle plongée, une nouvelle pierre à l’édifice…
L’article comportera certains passages en anglais. Pour les personnes ayants des difficultés, je vous invite à ouvrir DeepL et traduire ces phrases pour mieux comprendre!
Cet article contiendra nécessairement des spoilers et je vous conseille vivement d’avoir terminé l’aventure avant sa lecture.
DOOMS: la conscience de la mort
Il est très facile de situer l’intention générale de Death Stranding d’un point de vue thématique. D’une façon très imagée, le jeu parle de notre rapport à la mort au travers des concepts et imageries créés. Par exemple, Sam est un héros marqué par l’accident qui a fait disparaitre une ville entière et sa propre famille. Ces marques, il les porte directement sur son corps sous la forme d’empreintes indélébiles. Il vit avec la mort en lui et ce souvenir constant d’impuissance mais, probablement, aussi le regret d’être le seul à en avoir réchappé.
En effet, ce personnage ne peut pas mourir. Il est ce qu’on appelle un rapatrié. Un homme qui a traversé les frontières de la vie et de la mort, en est revenu et en reviendra toujours: I’ll keep coming! Une destinée qui trouve son fondement dans la nature de son medium, le jeu vidéo. Autrement dit, il est à l’image de tous ces personnages incapables de mourir, qui reviennent de nos game over pour nous permettre de terminer le jeu. Sa malédiction est de sentir les morts échoués dans son monde via le syndrome du DOOMS. En somme, un « super pouvoir » qui s’accompagne d’une réaction allergique et de larmes.
Si à première vue on a ici affaire à des capacités hors du commun, en réduisant ces métaphores à des considérations plus terre à terre, on peut très vite faire le parallèle au phénomène de la conscience. La conscience de la mort (de soi ou de ses proches) qui provoque des larmes lorsque les émotions et les souvenirs nous assaillent. Des morts que l’on porte en nous, nous aussi, dans nos mémoires et notre quotidien.
Il semble clair que Sam est l’image d’un homme qui ressent ces choses et fait forcément écho à son auteur, son histoire et sa sensibilité.
Il faut dire qu’Hideo Kojima lui même situe certains de ces thèmes dans son enfance, qu’il a vécu, d’après lui, dans la solitude, une forme de rejet et d’incompréhension. Il parle également de sa thalassophobie, connectée à son père, et tristement du décès de ses parents à des époques différentes.
Des sentiments qui vivent toujours avec lui aujourd’hui et qui viennent imprégner ses créations.
Si Death Stranding est né, c’est probablement car Kojima ressent le besoin de vaincre la mort par l’ouvrage, par l’œuvre. Mais je pense également que le thème de la connexion nait dans le fait que son soutient moral est venu de l’étranger, par les voies du cinéma et notamment Taxi Driver. Plus précisément sa connexion à Travis Brickle (Robert De Niro dans le film) lui a permis de comprendre que ses sentiments étaient partagés à travers le monde, qu’il n’est pas seul et qu’il n’est pas malade. C’est ainsi que la connexion dans Death Stranding tends, d’après lui, à relayer ce sentiment au joueur.
Pour resituer ce combat de l’Homme face à la mort et à l’oubli, le créateur nippon estime qu’il doit revoir la structure du Jeu Video et proposer de nouveaux standards face aux codes immuables hérités des jeux d’arcade.
Repenser Mario pour repenser le Jeu Video
La tendance à l’Open World n’a jamais vraiment décliné avec les années et, finalement, la formule commence à accuser un certain coup de vieux. Par exemple, vous êtes vous déjà demandé, en parcourant ces grands espaces ouverts, quand est-ce que vous jouez vraiment? Tous les jeux réclament d’aller d’un point A à un point B, qu’il soit un objectif imposé ou non. Vous déplacez votre personnage jusqu’à cet endroit puis vous jouez avec le système de combat ou tout autre système de jeu.
Cependant, au delà de ces points d’intérêts où vous jouez effectivement, que faites vous entre? Peut-on considérer le fait d’observer le décors, la direction artistique ou presser un stick vers l’avant comme du jeu? Bien sûr, tous les jeux ont besoin de se construire sur une alternance entre tension et relachement pour atteindre une expérience cible. L’open world favorise les moments de relachement.
Au fond, quelle que soit la réponse, la tension de jeu dans ces phases de traversées est souvent très faible. Et plus cette tension de jeu est faible, plus le jeu ressemblera à une suite de livraison du personnage aux points clés de l’expérience. Vu sous cet angle, c’est un choix intéressant de la part de Kojima de placer le joueur dans la peau d’un livreur.
C’est probablement l’un des constats qui pousse le studio à faire le choix de réinsérer Mario comme principe de jeu, en repartant de l’idée fondamentale de tableau à traverser. Ainsi l’open world créé par Kojima Productions (KJP) est constitué de reliefs très marqués d’où émergent les notion de « Franchir » ou de « Traverser » (propre à Mario) par le biais du décors. Le level design n’est plus seulement un outil d’immersion, de vitrine technologique à parcourir, mais bel et bien un composant des systèmes de jeu.
La carte devient donc intégralement interactive et l’Odradek de Sam viendra en révéler les valeurs qui s’imbriquent directement dans les règles du jeu.
Ce système implique donc un jeu permanent de gestion des risques et de choix du trajet pour le joueur qui doit protéger ses colis. A l’image de Mario, qui, pour traverser un tableau, demande d’évaluer les sauts et le trajet sous peine de tomber dans un trou, de manquer une plateforme ou d’être touché par un ennemi. Le jeu est donc constant du fait qu’il réside dans la traversée du tableau et non pas à chaque extrémités du tableau.
De façon peut être un peu narquoise, le Jeu est remis au cœur de l’expérience du simulateur de livraison de pizzas.
Pour accompagner ce design, Hideo Kojima va sciemment casser la maniabilité de son Mario. Et même si l’animation du saut de Sam reste un clin d’œil au plombier de Nintendo, fini les immenses sauts au dessus des précipices. Sam Porter est pensé pour ressembler à un travailleur humain crédible. Pour franchir ce trou vous aurez désormais besoin d’un outil… ou vous pouvez tenter le double saut qui reste là pour l’hommage aux platformers arcades.
En limitant la maniabilité de Sam, Kojima le rends plus apte à transmettre un sentiment d’immensité des décors et des espaces. C’est par ce levier que le game design impose un sentiment de liberté mais aussi de contraintes à son joueur. Chaque cours d’eau résiste à son joueur, chaque montagne devient infranchissable mais tout reste surmontable avec les bons outils. Les problèmes que le joueur devra résoudre seront donc connectés à l’espace de jeu.
L’une des cassures majeures avec le jeu vidéo dit « classique » voir « historique » réside dans le fait que tout le jeu tourne autour des colis et moins autour de l’avatar. Comme vu plus haut, Sam est immortel et le seul moyen d’échouer une mission est de détruire les marchandises que l’on transporte. En fin de compte l’échec en jeu se déporte du fait de mourir en tant qu’avatar vers l’idée de ne pas aboutir à la livraison. Nous verrons plus tard que c’est très important au regard de la philosophie générale du projet.
C’est ainsi que Kojima vise à repenser certains codes presque immuables dans la sphère des triple A. Death Stranding se redéfinit par rapport à l’histoire du jeu vidéo en embrassant ses origines mais aussi en tranchant avec ces codes hérités les plus anciens. L’idée de supprimer le game over est donc naturelle. Ce dernier étant un héritage des bornes d’arcades qui avaient pour objectif de nous faire insérer des pièces dans la machine, la cassure de l’expérience était justifiée par un modèle économique.
Depuis, peu de jeux se sont risqués, voir même simplement intéressés à repenser ces codes, même si l’on peut observer une émergence de jeux récents qui travaillent autour cette notion de mort de l’avatar. A noter, bien sûr, la scène indépendante qui propose depuis longtemps des concepts innovants. Mais Death Stranding joue dans la catégorie des AAA où la prise de risque est bien plus sporadique.
C’est la raison pour laquelle, à la place d’un écran GAME OVER segmentant l’expérience, Death Stranding transfère son joueur dans un lieu qui fait office de salle d’attente: L’abysse. Vous pouvez prendre tout votre temps ici, effectuer quelques actions pour vous connecter à d’autres joueurs et une fois prêt, repartir où vous en étiez. Il n’y a pas d’interruption du fil du jeu. Nous avons une continuité où la mort de l’avatar n’est pas une cassure mais plutôt un changement d’état avec une tension de jeu allégée, pour souffler.
Mieux encore, le jeu accepte l’échec de façon diégétique. Les colis seront abimés et donc votre score sera plus faible. Adieu la récompense maximale! Autre exemple, si la Mort (à travers les échoués) vous terrasse, un cratère se forme. La carte se transforme et ajoute cet espace infranchissable. Un obstacle de plus sur votre trajet compliquant l’accès aux meilleurs scores mais aussi conduisant à la suppression d’un terrain de jeu pour vous. Échouer face à la Mort revient donc à se priver soi même de Jeu.
Explorons donc la routine qui se crée pour comprendre ce que l’on perds réellement.
Prise de contact
Tout commence au travers du personnage de Sam et les cinématiques qui nous le présentent comme un personnage isolé, fatigué et assez cynique. L’idée prends racine dans un constat fait par Kojima sur l’Europe et l’Amérique où tout le monde est connecté par internet mais personne ne l’est réellement au sens d’un attachement ou d’une forme de fraternité. Un monde où beaucoup de gens sont isolés chez eux et dressent des murs avec leurs voisins tout en contribuant à la division constante présente sur les réseaux sociaux. Un cycle vicieux de segmentation du tissu social.
Le personnage de Sam est construit à partir d’un mix entre ce constat et celui de la conscience de la mort évoqué plus haut. En fin de compte, c’est un personnage un peu nihiliste qui vit au jour le jour, hanté par les disparus, attendant son tour pour les rejoindres. Le point de départ de son aventure naitra de sa rencontre avec BB, sa mère Bridget et sa sœur Amelie. C’est donc le lien familial qui motivera Sam à faire un premier pas avec Bridges. Puis sa connexion à la Vie, en choisissant de sauver BB, lui fera faire le second.
C’est ainsi que le joueur découvre Sam, prends connaissance de son maniement. A la manière de Metal Gear Solid V, il y a une forme de prise de contact avec l’avatar qui fait écho au fait d’apprendre à marcher. Le joueur, peu habitué à devoir être actif durant l’action de marcher dans le jeu vidéo, sera vite confronté à l’erreur qui conduit au déséquilibre et donc à l’apprentissage de celui-ci. Comme un enfant, le joueur (ré)apprends à marcher, à contrôler son avatar. Le premier pas dans l’open world est marqué par la beauté de l’environnement qui enjolive l’apprentissage tout en construisant un sentiment de solitude dans un univers immensément vide et froid.
Les quelques échelles et cordes d’Igor, mort dans l’intro, nous ramèneront à son souvenir. En d’autres termes, les premiers likes que nous distribueront iront à un homme qui nous aide par delà la mort. Immédiatement une sensation de transcendance émerge de cette action. L’œuvre d’Igor lui survit pour faciliter nos premiers pas dans cette Amérique aux allures d’Islande.
Cependant, la rencontre avec les échoués tranche immédiatement avec la beauté de la zone. L’univers est cassé et la Mort constitue un obstacle avec lequel il faut composer. Cela implique de tracer son chemin à travers une matérialisation du souvenir des morts que sont les échoués, qui peuvent très bien nous prendre au piège si l’on est pas suffisamment attentif.
Le premier pas
Sam compte retrouver sa sœur, ce lien est la seule chose à laquelle il tient encore, la seule chose capable de le bouger hors de son quotidien. C’est un autre écho à Mario (Sam) en quête de la princesse Peach (Amelie) enlevée par Bowser (Higgs). Le premier pas est donc motivé par une quête des plus banales et ancienne dans le jeu vidéo.
Bien que cela soit une ficelle facile, cela sera plus tard discuté et dépassé par la scène de libération de la « princesse » après un combat de Boss tout ce qui est de plus cliché et codifié. Une surenchère maitrisée et extrêmement méta sous cette lecture qui inspire une énorme déconnexion avec l’ambiance générale du jeu. L’aspect très réaliste des graphismes crée encore plus de gêne chez le joueur qui doit ici questionner ce qu’il regarde sous peine de rester coincé dans ce malaise au sujet de la scène où Sam et Amelie courent sur la plage.
Pour débuter, la première connexion avec un prepper exige toujours du joueur de sortir du terrain balisé. De cette manière le joueur se retrouve systématiquement en position de pionnier. La prise de contact se fait de façon empirique et implique de prévoir le trajet au doigt mouillé. Le mot d’ordre est « découverte ».
Ce premier pas est donc une forme d’acte de foi motivé et guidé par Bridges. Une image pour un Kojima faisant ses (nouveaux) premiers pas avec Sony en 2015 et, de la même façon que lui, Sam souhaite rester hors de Bridges à la fin, pour rester indépendant et construire librement le futur de Louise.
Pour construire ma démonstration, je vais désormais imager la quête de Bridges comme un projet. Pour mener à bien ce projet, admettons que nous ayons besoin de créer une musique. En tant que directeur du projet je vais donc viser à étendre ma zone d’intérêt à la musique et rencontrer diverses difficultés: au niveau de l’expérience dans le domaine, du savoir, du matériel, des coûts… Ma meilleure option pour réussir reste donc d’établir un lien avec un Musicien pour qu’il m’apporte son expérience. On voit donc que le premier pas est compliqué puisque je m’aventure seul dans un nouveau domaine, sans savoir où je mets les pieds.
Cette incertitude se traduit, au sein de Death Stranding, par des questions: combien de rivières vais-je trouver sur ma route? Quel type de sol? Quelle topographie? Je vais donc évaluer mes risques à l’aveugle durant la phase de préparation en prévoyant plusieurs échelles, cordes ou bottes. Ensuite, le terrain révèle ses difficultés par l’expérience directe et la livraison abouti tant bien que mal. Une fois ce Musicien trouvé j’établis une connexion avec lui. Une connexion que je vais devoir alimenter régulièrement pour qu’il puisse travailler correctement et fournir un travail de qualité pour mon projet. Pour établir une relation de confiance.
Comme dit plus haut, la métaphore que j’emploie n’est pas aléatoire puisque cela représente une situation comparable au fait de voir Kojima rechercher un moteur de jeu à travers le monde en 2015, établir une connexion avec Guerrilla et travailler ensuite en collaboration avec eux. Mais on pourrait en dire autant du fait de créer et mettre en place les différents composants du jeu.
Optimisation et expansion
Si lors de nos premiers pas nous étions néophytes, nous avons désormais acquis de l’expérience et surtout établi un réseau. Ce lien nous révèle la carte de la zone connectée, nous connaissons désormais sa topographie. Une carte que l’on peut assimiler au fait de posséder une meilleure vision des prérequis ou difficultés de notre projet dans le domaine que nous avions ciblé. Le domaine de la musique est désormais bien connecté à notre projet et nous n’avons plus qu’à optimiser nos échanges avec le musicien.
D’ailleurs, ce musicien (en jeu) nous a même partagé un Harmonica qui aidera mon BB dans mes prochaines sorties pour continuer à fiabiliser mes trajets vers lui mais aussi vers les autres. Le jeu matérialise en effet l’appréciation des prepper pour Sam par des objets uniques.
C’est là que le scoring prends racine car, finalement, si l’on accepte des livraisons et que l’on veut améliorer les relations entre les preppers et Sam, il faudra assurer et garantir une certaine qualité de service. Cela entraine un travail d’optimisation des trajets. Par exemple, la traversée de ces rivières qui, autrefois, posaient problèmes ont été solutionnées par un pont durable et fiable. Je perds donc moins de temps pour mes futurs trajets et je peux me concentrer sur un camps de Mules pour fiabiliser mon travail et améliorer mon lien avec les preppers. Un lien qui dépends de mon score compté en Likes.
On pourra même ajouter des contraintes bonus (les livraisons prémiums) pour améliorer ce score. Pour vérifier la valeur de nos optimisations et obtenir une « médaille » en témoignage de notre qualité de travail.
Un processus qui rappelle lui aussi celui du créateur du jeu.
Faire du bon travail passe par optimiser les solutions aux problèmes rencontrés dans notre zone de confort (aka le réseau chiral). Et puisque nous établissons un réseau numérique, KJP a prévu un multijoueur asynchrone qui va me permettre de partager des constructions ou des chemins avec d’autres joueurs. Optimiser ces solutions en coopérant avec d’autres personnes dans le réseau chiral améliore toujours mon score. Et mon score dépends donc désormais aussi du labeur des autres joueurs.
Inversement, mon travail est partagé avec d’autres. Il influence également leurs trajets et donc le score de ces joueurs. Cette relation mutuelle génère des appréciations qui seront matérialisées par le Like. Placer un pont à un endroit stratégique vous garanti beaucoup de Likes car ce pont est utile à tout le monde. Inversement un abri contre la pluie bien placé par un autre joueur vous incite à le remercier pour son initiative par ces mêmes Likes.
En fin de compte le multijoueur crée une notion de bien commun qui valorise le travail pertinent au travers des Likes. Si une construction ne sers pas vraiment elle est moins susceptible de recevoir ces pouces en l’air et donc de générer un sentiment d’utilité dans la communauté. Ce sentiment devient le moteur du réseau chiral ou l’interaction est uniquement positive et crée un cercle vertueux. Les ponts de connexion viennent accroitre ce sentiment en vous permettant de renforcer votre connexion aux joueurs que vous jugez pertinents pour vos trajets.
L’intérêt de l’interactivité de la carte prends donc une dimension encore plus grande puisque marcher dans les traces d’autres joueurs va lentement transformer le terrain, travailler les assets et les textures, pour former des chemins. De véritables veines partagées par des cellules qui alimenterons les organes du réseau, renforçant ce sentiment d’appartenir à un super organisme. Un projet commun. Cet open world interactif et partagé fait pour moi définitivement parti des plus intéressants d’un point de vue ludique tant il en remanie les codes.
Concernant les interactions négatives, si une construction vous gêne vous êtes libre de les ignorer en les supprimant. On peut y voir se profiler la fonction Mute, ou Masquer, des réseaux sociaux afin de se concentrer sur le pertinent. Pour ne pas perdre trop de temps. L’interaction négative ne peut donc pas vraiment prendre le pas sur l’expérience si ce n’est de gâcher un peu le paysage.
Ainsi, dans un effort commun, le projet va continuellement croitre en associant différents domaines d’expertise et chaque nouveau prepper à connecter réclamera en premier lieu un retour à zéro, un retour à l’état de pionnier, une sortie du réseau chiral.
La reconquête du temps
Si vous avez suivi jusque là vous avec donc compris le parallèle entre Death Stranding et la gestion de projet. La livraison induit une préparation et une découverte qui mèneront, par la répétition du trajet, à l’optimisation et donc à la maximisation du score. Et c’est là que se pose le problème de l’aléatoire. Quelle place laisser à l’aléatoire dans un game design qui parle d’optimisation?
Il est clair que la carte du jeu est très statique. Les mules ont des zones délimitées, les rochers tombent toujours au même endroit, les échoués sont également dans des espaces fixes, le vent souffre toujours sur les mêmes hauteurs et la pluie…
La pluie, bien que restreinte à des zones fixes, est définie dans le temps. Vous pouvez bel et bien attendre la fin des pluies sous un abri. C’est une petite part d’aléatoire qui s’insinue dans un espace bien réglé. En revanche vous aurez accès à des prévisions météo qui viendront de nouveau régler ces pluies. Sous ce constat nait un reproche fréquent fait au jeu (et que j’ai pu faire également) qui tient dans cette idée d’un univers figé. Cela aurait-il été mieux avec des échoués qui peuvent surgir de partout à tout moment? D’avoir une pluie, un vent ou des éboulement imprévisibles? Des mules qui parcourent l’univers de façon intelligente? Un monde, disons, plus organique et moins arcade?
Le problème principal d’une carte remplie d’aléas c’est qu’il devient forcément plus compliqué pour le joueur de prévoir à l’intérieur. S’il est bon de noter que l’aléa renforcerais l’aspect viscéral de la survie, du moment imprévisible et donc de l’immersion dans l’univers, dans le personnage et le récit. S’il est bon de rappeler que l’aléa ferait culminer le moment présent dans toute la surprise qu’il génère et l’inconfort d’être pris au dépourvu. Il est aussi bon de voir qu’en faisant cela on sacrifierait beaucoup de ce qui est cité au dessus concernant la résolution de problème et surtout la recherche d’optimisation qui en découle. Tout le système de scoring du jeu deviendrait bancale et devrait être repensé.
Au final, il me semble important de comprendre que la rhétorique procédurale du Jeu n’émerge pas vraiment dans l’apect survie du jeu mais plutôt dans celui de l’optimisation. Un constat qui éloigne légèrement Death Stranding du mot-valise « Walking simulator » puisque l’emphase est moins porté sur la marche en elle même que sur l’idée de chemin et de son amélioration perpétuelle.
En effet, selon le jeu, prévoir c’est reconquérir le temps, c’est se projeter et planifier. Dépasser le moment présent et passer de l’animal à l’être humain.
L’un des points culminants de la planification apparait une fois les routes construites. Les mules sont dépassées par nos optimisations, les routes se faufilent entre les échoués, le trajet est sans risque pour une très grande partie et on peut déplacer de plus gros volumes de cargaisons. C’est ici que naissent les tournées: accepter beaucoups de livraisons à la fois et les organiser en une suite logique via les menus.
Mais pourquoi ce design tourné vers l’optimisation? Pourquoi faire un jeu sur le fait de planifier le futur?
From Sapiens to Ludens
L’une des premières réponse pour moi réside dans le fait que Sam, qui a une forte conscience de la mort, porte un BB. Tout ce que vous ferez dans le jeu fera réagir ce bébé. Les échoués lui feront peur, chuter le fera pleurer et courir vite l’amusera au point qu’il vous donnera des Likes. Beaucoup d’interactions seront jugées par BB qui établira lui aussi un lien de confiance selon les actions de Sam. Il incarne une représentation des générations futures. Cette génération qui juge et jugera le futur que vous leur construisez. Un thème cher à Kojima depuis toujours qui le maintient également dans la démarche de création.
Et peut être justement que cet acte de création, ce lien qui passe par le jeu et sa construction, est un moyen pour lui de transmettre cette envie. A l’image des porters indépendants qui apparaissent une fois que vous avez établi un réseau. Des porteurs qui marchent dans vos pas, vous qui marchez déjà dans les traces de Kojima en jouant à Death Stranding.
A bien y réfléchir c’est une corde tendue à la créativité et la connexion. Une tentative de montrer la voie et de proposer à chacun d’expérimenter le fait d’être le chef d’orchestre d’un projet. Ouvrir la route, créer des connexions, se sentir utile par la construction partagée, résoudre des problèmes et optimiser les solutions,…
Le studio Kojima Productions a rédigé une note d’intention lors de l’ouverture de leur site web (cf. ci-contre). Un texte qui se connecte à la mascotte du studio: Ludens. Ce personnage est inspiré par les travaux du penseur Johan Huizinga, auteur du livre Homo Ludens dans lequel il cherche à démontrer la fonction sociale du jeu.
Pour Huizinga, le jeu précède la culture. Cette dernière est apprise puis joué de la même façon que l’on apprends le monopoly pour y jouer. Il s’agit d’intégrer les règles du jeu et de ne pas en sortir car celui qui les brise, brise en même temps le jeu et donc la culture.
Pour imager la chose, prenons l’exemple de notre culture qui ancre les premiers contacts dans une poignée de main. C’est un code, une règle tacite qui régit la rencontre entre individus et que chacun accepte de reproduire pour maintenir l’entente. Ainsi nous jouerons cette poignée de main pour rester dans un jeu commun. Pour autant Il ne s’agit pas d’une simple « lecture de la culture ».
Si une poignée de main « classique » est apprise et reproductible, Homo Ludens est capable de créer d’autres formes de cette poignée de main (comme le Check ou le High Five) et ainsi construire des nouveaux codes a partir des codes précédents, insuflant d’autres significations et ramifiant la culture. L’innovation est constituante de l’attitude ludique et donc la culture se déploie à la fois par le jeu et comme un jeu.
Homo Ludens, l’Homme qui joue serait donc le fondement de nos sociétés.
Huizinga, puis plus tard Roger Caillois vont définir plusieurs propriétés du Jeu. Ce dernier est donc, d’après Caillois:
- Facultatif, libre d’accès et de sortie.
- Distinct de la routine de la vie, dans un espace qui lui est propre, hors du réel.
- Incertain, indéterminé dans son résultat afin d’intégrer l’action du joueur.
- Non productif, sans gain ou perte de valeur.
- Cadré par des règles suivies par les joueurs comme un dogme absolu.
- Imaginaire, implique l’illusion d’une réalité alternative.
Plusieurs propriétés sont discutables et ont d’ailleurs été discutées depuis mais il semble clair que le jeu est un espace séparé du réel, duquel on peut entrer et sortir sans contrainte, impliquant donc une acceptation totale des règles qui le régissent. C’est un espace sur lequel le joueur est capable d’influer et de créer des résultats incertains, impliquant donc la notion de choix et de conséquences. Un jeu est une forme de simulateur qui fait se confronter les règles et les choix du joueur. C’est un vecteur d’expérience dans la prise de décision et la créativité qui les sous-tends.
C’est ainsi que, bien que Kojima soit connu pour être un pionnier dans l’intégration des codes du cinéma dans le jeu vidéo, ce dernier reste lucide sur la particularité de ce medium qui réside dans l’interactivité.
Si l’on observe aujourd’hui une influence croissante du cinéma sur le jeu vidéo, la confusion peut naitre parfois lorsque ce dernier prends le pas sur l’expérience ludique. Un marqueur de cette prise de contrôle peut parfois être trouvé dans la « dissonance ludo-narrative ». Le phénomène qui nait lorsque la palettes des actions possibles du joueur ne résonne pas avec le récit, la construction des personnages ou la narration. De la même façon, un mauvais alignement des objectifs de l’avatar et du joueur peut provenir d’un mauvais agencement entre les codes ludiques et les codes narratifs hérités du cinéma ou de la littérature.
Death Stranding appuie sur ce point névraglique où les codes du cinéma intègrent le jeu vidéo sans prendre le pas sur l’expérience.
Comme montré précédement, Hideo Kojima renoue avec les fondamentaux de son medium en réinsérant l’essence de Mario au coeur de son open world, tout en tranchant avec d’autres conventions, comme la coupure de l’expérience par la mort de l’avatar. Un recalibrage qui rapproche l’expérience d’un flux continu plus cinématographique qui connecte d’ailleurs avec ses techniques de mises en scènes et de performance capture. Une approche de la continuité déjà perçue dans les plans séquences de Metal Gear Solid V.
Le tout est un ensemble cohérent qui favorise la catharsis via des codes ludiques et cinématographiques agissants de concert.
On peut donc comprendre autrement le choix des thématiques de Créativité et de Connexion qui parcourrent le jeu. On peut même se risquer à lire, hors contexte, la citation de Snake dans MGS2 sous un autre angle: Construire l’art du Jeu Vidéo c’est le mélanger avec d’autres arts qui le précèdent, ou lui succèdent, sans dénaturer l’essence de chacun d’entre eux.
Car finalement, comme le souligne la note d’intention du studio, Homo Ludens est aussi Homo Faber, l’Homme qui crée. Et peut être que finalement Death Stranding est une invitation à créer et sentir cette connexion, ce travail commun, le plaisir du travail bien fait. Un simulateur qui vous permet d’optimiser un peu tout. Que ce soit dans les commandes, le stand de tir, les courses du circuit,… Pour finalement vous permettre de vous confronter aux autres dans des versions compétitives classées.
Un simulateur qui vous permet aussi de créer de la photographie numérique. Certes ce n’est pas propre à ce jeu, mais peut être que cela prends légèrement plus de sens dans cette oeuvre?
Sous un autre angle, peut être est-ce aussi une invitation à faire converger Homo Ludens et Homo Faber chez le joueur? Devenir maitre de son travail, connecter l’utile à l’agréable? Ouvrir son horizon, faire le premier pas, sortir de son « réseau chiral »… Sam va reconnecter le monde et vaincre son aphenphosmophobie. En clair, accepter la mort et la vaincre par l’ouvrage, par l’interaction avec les autres et surtout à Louise qui devient une partie de son avenir.
From Sapiens to Ludens! Si le jeu fait la culture, alors le futur appartient à celui qui l’imagine et le crée.
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