De Death Stranding à DS2

Hideo Kojima a accordé une interview à IGN en décembre 2022 dans laquelle il évoque son nouveau studio et la façon dont les choses ont évolué depuis le premier jeu de Kojima Productions. Depuis, plusieurs autres ont confirmé et appuyé son discours.

L’ensemble est relativement classique, mais donne un peu de vision sur les projets en cours du studio. Je vous propose ici de décrypter une partie de cette entrevue qui nous permettra de mieux comprendre les enjeux de cette suite et comment l’on passe de Death Stranding à DS2.

Comme d’habitude, l’article contiendra des spoilers sur les jeux de Kojima et je vous invite à utiliser DeepL si besoin de traduire les citations en anglais.

C’est avec un rappel très simple du concept que Kojima démarre son explication. La boucle de jeu principale de Death Stranding consiste à connecter deux points A et B. Comme évoqué au sein d’un article précédent, les trajets effectués dans le jeu peuvent s’apparenter à des projets, que l’on va d’abord réaliser dans l’inconnu puis lentement optimiser. Ainsi, le processus qui a lieu entre deux points A et B est une façon d’imager tout ce qu’une personne réalise quotidiennement.

Par exemple, en me rendant chez mon libraire, je peux découvrir de nouveaux auteurs, écouter la musique qui passe dans le magasin, découvrir de nouveaux lieux sur la route. Mais il est possible de déplier cette vision : chaque musique offre des sonorités qui peuvent me conduire vers d’autres genres ou artistes. Les films font référence à d’autres films ou livres. Nos bâtiments sont chargés d’histoire. Nos jeux vidéos ouvrent milles et unes portes sur toute sortes de mediums en tous genres.

The Void Ice Pick Lodge
The Void, par Ice Pick Lodge. Un jeu exceptionnel qui parle également de connexion et du processus de transition d’un état A vers B.

Les ramifications sont infinies et sont autant de « randonnées » qui n’attendent que d’être parcourues. Mais c’est aussi la rencontre du dérangeant, de l’autre qui bouscule, de l’idée qui trouble voir même du conflit. Ces rencontres, qui questionnent, chamboulent, transforment et conduisent à la remise en question.

Une connexion est donc une interaction avec le monde extérieur, guidée par notre curiosité et heurtée à l’imprévu. Et c’est bien dans ce processus, ce trajet conceptuel entre A et B, que réside l’évolution de l’Homme.

Dans Death Stranding, le joueur passe son temps à reconstruire les liens de l’Amérique. Reconnecter Internet, les gens, les savoirs, l’histoire, la vie et la mort. D’un univers cloisonné, nous avons bâti une société qui retrouve sa capacité à favoriser la connexion et donc le foisonnement technique, social et culturel.

Une fois les points A et B connectés, il est naturel que le processus se perfectionne avec le temps et les efforts qui lui sont accordés. Un élève devient lentement un étudiant spécialisé. Une rencontre se solidifie ou s’étiole avec le temps… Les trajets s’optimisent à l’image de Sam et de ses constructions. Nos connexions se renforcent, mais donc, par opposition, fragilisent celles que l’on n’entretiens pas. Certaines connexions se brisent pendant que les autres se solidifient.

Tout est plus rapide dans notre réseau et donc, dans certains domaines, parcourir A->B offre de moins en moins l’occasion de se connecter à d’autres choses tout en transformant le processus même. Par exemple, Internet supprime littéralement le trajet pour aller rencontrer des gens. C’est ici que naissent les craintes d’Hideo Kojima liées au télétravail.

Avec le progrès technique, les façons de se connecter changent. Les nouveaux supports transforment les habitudes et les formats s’adaptent en conséquence pour répondre à une demande toujours plus complexe (livraisons réfrigérées, fragiles, …). Les techniques se standardisent pour produire plus facilement et rapidement (livraisons chronométrées).

Dans cet espace toujours plus connecté, rapide et complexe, l’intelligence artificielle est en passe de devenir un outil incontournable. En effet, l’IA est capable de centraliser des accès, des demandes et d’offrir une expérience optimisée à tout celles et ceux qui se connectent. Des robots que l’on rencontre déjà régulièrement sur nos plateformes de divertissements.

De plus en plus, ces machines vont se connecter entre elles et offrir un réseau d’acheminement d’œuvres et de gens, directement chez vous, sur vos écrans. Les recommandations basées sur vos goûts, les lectures automatiques, les œuvres les mieux notées en première page, … Toute action est captée par une IA qui va enregistrer vos préférences, en faire des statistiques pour vous, mais aussi pour tous les utilisateurs. Et plus ces éléments sont connectés, plus l’individu se trouve enfermé dans son univers. Les trajets sont moins fréquents, moins variés, le temps donné à la découverte est plus court, les rencontres disparaissent lentement, … L’utilisateur est guidé par une machine et les connexions se tarissent peu à peu.

Mais c’est encore pire lorsque l’on pense à ces connexions qui nous contredisent et nous heurtent. Avec l’avènement d’un monde ultra connecté, il n’y a plus d’espace pour l’opposition d’idée, pour le dérangeant. Guidé par le plaisir et le confort des suggestions de cette IA, plus rien ne pourra heurter les goûts ou les opinions. Une chambre d’écho statique qui n’abreuve son utilisateur qu’avec ce qu’il aime et connaît déjà. Sortir de ces « sous-marins » demandera un effort et une réalisation personnelle et non plus un simple contact avec le monde.

DS2 DHV Magellan

C’est dans ce contexte qu’APAC s’inscrit d’ores et déjà comme une entité ambigüe. Car si l’on parle d’IA et de robot, il faut bel et bien un concepteur pour les penser, les produire et les paramétrer. Dans un univers où les connexions sont gérées par un point d’accès centralisé, alors il est nécessaire de comprendre qui gère ce point central.

D’un point de vu conceptuel, une entreprise publique automatisée d’aide à la personne qui veut votre bien et votre sécurité ressemble étrangement à ces algorithmes qui vous assistent dans vos trajets sur Netflix ou Twitter. Enfermés dans nos « sous-marins automatisés », nous naviguons sur Internet pour nous divertir, nous informer, échanger et désormais travailler. Avec ces machines qui parcourent le monde à notre place, c’est une dépendance que l’on se crée.

La disparition du processus lent, au caractère incertain de la connexion, s’efface au profit du plaisir immédiat, du confort et de la sécurité. Le prix à payer, en contrepartie, est le don de données personnelles, une intrusion dans l’intimité. L’externalisation de morceaux de vies privées transforme les cordes en attaches et, avec le temps, ces attaches deviennent des ancres.

Mais le plus inquiétant réside dans les techniques employables pour provoquer la rétention des utilisateurs sur ces plateformes. Véritables hacks de la psyché humaine, plus l’utilisateur perds le contrôle, plus ses gestes seront automatisés et plus il consommera.

C’est un thème cher à Hideo Kojima. En effet, les thèmes du contrôle et des manipulations fait partie intégrante de tous ses jeux depuis le commencement. DS2 ne fera pas exception puisque sa philosophie s’épanouit à l’intérieur de ces contraintes extérieures.

La place du divertissement est, en effet, centrale à la discussion puisque le danger, dont parle Kojima, semble déjà émerger des plateformes de streaming. Dans ce contexte d’isolation, post Covid, avec le développement du télétravail notamment, le divertissement semble en effet changer de forme. La baisse des fréquentations des salles de cinéma en est un exemple flagrant, mais aussi la montée en puissance des ventes numériques ou le déclin de la télévision. D’une manière générale les vecteurs de divertissements non-flexibles, non connectés, cèdent du terrain face au reste. En témoigne la place toujours plus grande accordée aux smartphones à la veille de la démocratisation de la 5G.

D’une façon pernicieuse la dépendance à ces nouvelles technologies et la place qu’elle prennent dans nos vie conduit à un rapport complexe avec la frustration qui est de moins en moins tolérée.

Dans un autre registre, les plateformes qui résistent au temps tendent à centraliser l’acheminement d’œuvres aux utilisateurs. En même temps, les IA poursuivent leurs travaux d’accompagnement via la mise en avant de productions populaires ou personnalisées. Tout ceci produit un effet boule de neige sur ce qui fonctionne sur le moment que l’on appelle communément le buzz. Le buzz conduit au succès commercial et donc à la reproduction des schéma, la standardisation puis la mise en avant sur les plateformes et ainsi de suite.

Black Mirror
Black Mirror discute de notre rapport au divertissement dans l’épisode 2 de la saison 1

Le divertissement est une industrie prolifique qui ne laisse que peu de place à ce qui se situe hors des sentiers battus. Plus les budgets augmentent, plus les producteurs deviennent allergiques à la prise de risque. Un cercle vicieux se met donc en place entre les productions sans risques et les consommateurs qui s’enferment dans des schémas d’abord par confort, puis lentement par habitude. Un cycle léthargique qui codifie ce qui marche et repousse le reste dans les abysses de ces plateformes.

Dans un monde où tout ce qui est impopulaire est filtré par des robots pour apporter à ses utilisateurs ce qui marche, le risque qui se profile est de former des générations allergiques à tout ce qui est hors de ces bulles.

Le divertissement est probablement la porte d’entrée d’une relation avec les IA qui modifie nos comportements et notre rapport au monde.

Que ce passerait-il si ce schéma s’étendait au reste de nos vies connectées ? Sur les réseaux sociaux par exemple où les mêmes sujets traités en trois lignes reviennent inlassablement sur le devant de la scène. Quels impacts sur nos vies de tous les jours avec un portefeuille d’identité numérique qui regroupera toute notre identité sociale sur nos smartphones ?

Mais tout n’est pas si sombre. Dans une certaine mesure, la standardisation est certainement inévitable, voire bénéfique.

Le premier jeu de Kojima Productions expose clairement le bien-fondé de se connecter, de construire et d’optimiser. La technologie en elle-même n’a pas de volonté, encore moins négative. La question a toujours été l’usage que l’on en fait. Elle crée des changements qu’il convient de penser, de mesurer et d’équilibrer. Tout dépend donc de qui exploite et développe l’accès à la technologie. Mais surtout à quels desseins et comment cela est fait.

Que peut-on donc attendre de DS2 avec tous ces éléments en tête ?

Il faut comprendre dans un premier temps que le processus créatif de Kojima n’est pas linéaire. Au contraire, ses créations reposent sur un schéma dialogique où chaque nouveau jeu répond à celui qui le précède.

Ainsi, la saga Metal Gear ne me semble pas à prendre comme une continuité narrative, mais plutôt comme suite d’itérations. Une spirale de tropes à remplir et où chaque jeu prolonge le précédent de façon conceptuelle.

Ainsi, Metal Gear Solid est une refonte de Metal Gear 2 qui s’inscrit dans une quête de réinvention 3D tout en préservant l’ADN de la saga, expliquant donc les thématiques du jeu.

Metal Gear Solid 2 est une forme de remake postmoderne de MGS, définissant la structure du jeu, ses protagonistes et ses messages sur la mémétique, la réalité et le rôle du joueur.

Snake Eater est une prolongation hyperréelle de Sons of liberty dans lequel la fiction se mêle au réel, donnant vie au discours des IA à la fin de MGS2. Inscrit dans un voyage initiatique, cela permet de déployer un discours sur l’absence de réalité ou plutôt la réalité fictive des représentations puis de mettre en lumière la seule chose réelle qu’il appartient à chacun de définir : « la mission ».

Kojima MGS4

Guns of the patriots quant à lui dépeint le rapport entre Kojima et ce processus itératif dialogique qui n’en finit pas et conduit à un ensemble amalgamé qui n’apporte que des questions à des fans avides de réponses. Le jeu déploie donc les thématiques du monstre fabuleux (Minotaure, Griffon, etc.) et de la métastase dégénérative pour renvoyer cet univers de cent à zéro.

Peace Walker est un nouveau départ en réaction à certains constats conceptuels vis à vis d’MGS4 et introduit la structure épisodique de série TV.

Et enfin, MGSV, le magnum opus qui boucle le tout en faisant à peu près tout ce que font les précédents.

Le raisonnement est simplifié et cela mériterait amplement un article entier pour montrer ces rouages créatifs. Mais il me semble clair que chaque nouveau jeu d’Hideo Kojima vient comme une forme de commentaire des expériences précédentes et du rapport qu’entretiennent les joueurs avec ces jeux.

C’est pourquoi il me semble que DS2 orientera son design autour de l’hyperconnexion, en dialogue avec l’absence de connexion du premier (que le joueur doit rétablir).

Blue Dot par 3Lateral avec qui travaille KJP

Si DS2 exploite la technologie Metahuman, je peux imaginer que c’est justement pour infuser une vision différente au sein de ce nouvel opus. La technologie Unreal permet la création expresse d’avatars réalistes et c’est pourquoi il est probable que cette suite dispose d’un nombre important de PNJ. Beaucoup de PNJ. Tous prêts à vous solliciter constamment, sans relâche et sans temps d’arrêt. À l’image d’un télétravail qui rends plus facilement perméable le temps de travail et le temps de repos.

Kojima Death Stranding DS2

Car il me semble que Drawbridge expose déjà l’idée de l’hyperconnexion, ou en tout cas d’un de ses remèdes : le droit à la déconnexion. Le pont levis. Mais ce droit pourrait être mis à mal par la structure même de DS2.

Si Kojima a fait partie des premiers à intégrer les codes du cinéma dans le jeu vidéo, il a compris certaines limites de ce schéma avec MGS4. Le résultat de cette réflexion se trouve dans les jeux suivants, à savoir Peace Walker, Phantom Pain et Death Stranding. L’intégration des codes de la série TV lui a permis de fragmenter ses schémas linéaires en une suite de missions à effectuer à volonté au cœur d’un open-world (ou simili pour PW).

Kojima Peace Walker

Mais cette structure me semble elle aussi déjà obsolète et partie intégrante des standards du AAA. Par ailleurs, Kojima a déjà fait part de son envie de revoir son processus créatif. La suite probable me paraît être une structure à la Netflix avec tout le contenu disponible immédiatement. En tirant peut être vers ce que l’on trouve déjà chez les derniers Zelda ou Elden Ring mais sans détruire les acquis esthétiques de ses précédents travaux.

Un océan d’activités, de rencontres et de trames narratives (comme une salle d’arcade next-gen) ou tout vous appellerait en permanence pour enchaîner les tâches. Comme un épisode en appelle un autre. Comme le « binge watching » qui est né de ce format.

Cette tendance à la mise sur rails automatiques n’est pas sans rappeler l’un des jeux favoris de Kojima : Xevious, un Shoot’em up sorti en 1984.

Le travail du trajet pourrait donc prendre une autre tournure et refondre les codes de Xevious comme Death Stranding a refondu les codes de Mario.

D’un autre côté, la version+ de Death Stranding (la Director’s Cut) s’agrémente de quelques activités qui présentent des éléments de compétition asynchrone : le circuit ou le stand de tir par exemple. Quelque chose que l’on retrouve déjà passivement dans les ligues SMP d’MGSV.

Ce DLC intervient comme le point culminant de la fresque vidéo ludique qu’est Death Stranding en aboutissant sur Metal Gear.

Il s’agit probablement d’une façon de marquer des adieux au processus créatif précédent et d’entrer définitivement dans une nouvelle ère. Un jeu qui pourrait donc poursuivre son aspect multijoueur sur une dimension bien plus connectée. Un jeu peut-être plus compétitif où celui qui se déconnecte est sujet à baisser en performance. Car l’hyperconnexion, c’est aussi cela. Un cycle qui s’entretient de lui-même qui digère ses ressources humaines et les recrache une fois victime de burn-out.

DS2 s’annonce déjà prometteur à plusieurs niveaux. Cet article n’a pas vocation à prétendre apporter une vérité. Nul doute qu’il sera bien différent de ce que j’en attends. Cependant, j’espère vous avoir apporté de la matière pour vos réflexions. Je suis toujours ravi de contribuer au jeu de l’anticipation autour des jeux de Kojima Productions. Cela fait partie d’une volonté affirmée de la part de son créateur et je partage ce sentiment.

Quelques éléments ont été révélés récemment comme les nouveaux « Qpid » mais je n’ai pas su trouver une façon fluide pour les aborder dans cet article. J’attendrai l’arrivée du nouveau trailer qui devrait montrer le bout de son nez aux Game Awards 2023.

Une réponse à “De Death Stranding à DS2”

  1. […] La réponse est, à mon sens, dans cette citation, comme je le suspectais déjà dans mes articles précédents. […]

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